Faut-il en déduire que la Côte d’Ivoire est en passe de recouvrer sa sérénité d’antan ? La situation demeure d’autant plus incertaine que les acteurs de la crise semblent se livrer à une incessante partie de poker menteur. M. Bertin Cadet, conseiller du président Laurent Gbagbo, interrogé par Radio France Internationale (RFI) au lendemain de la tuerie du 10 décembre (19 victimes), refusait obstinément d’utiliser le terme « forces nouvelles », continuant de lui préférer celui de « rebelles », auxquels il imputait, sans en apporter la preuve, l’incident meurtrier de la veille. Tout comme les journaux proches du pouvoir. Voilà qui contredit le président Laurent Gbagbo, qui s’apprêtait, lui, à proclamer la « fin de la guerre ».
Double langage ? Sans doute. Sauf que l’entretien que le président ivoirien a eu avec le ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin, à Libreville (Gabon), le 22 novembre, ne semble pas lui avoir laissé d’autre choix que celui de l’apaisement. Paris n’est pas disposé à œuvrer pour le déblocage des fonds (français, européens et internationaux), gelés depuis le début la crise, tant que le pays n’aura pas recouvré sa stabilité. La stabilité passe, aux yeux de l’Elysée, des Nations unies et de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), par la stricte application des accords de Linas-Marcoussis, signés le 24 janvier dernier par tous les partis politiques ivoiriens. Ces accords prévoient un partage du pouvoir entre le Front populaire ivoirien (FPI) de M. Gbagbo, les forces rebelles, le Rassemblement des républicains (RDR) de M. Alassane Ouattara et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de l’ex-président Henri Konan Bédié.
Mais l’application des accords se trouve plus compliquée que prévu. Ainsi, le 27 juin 2003, alors qu’il sort in extremis indemne d’une agression (une bande de manifestants l’a contraint à se camoufler) lors d’une visite au siège de la télévision nationale, le ministre d’Etat chargé de la communication, M. Guillaume Soro, par ailleurs secrétaire général du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), principal mouvement rebelle, décide du limogeage de M. Georges Aboké, directeur de la télévision, après avoir consulté le premier ministre Seydou Diarra. Mais le président de la République refuse de signer le décret d’application.
Cet incident se déroule alors qu’une pomme de discorde paralyse la mise en place du gouvernement dit de réconciliation : la nomination des ministres de la défense et de l’intérieur. Deux postes imprudemment promis aux ex-rebelles, à Paris (Kléber), à la suite de la rencontre de Marcoussis, sans qu’une procédure consensuelle ait été retenue. Or les noms proposés sont récusés par le chef de l’Etat. Qui continue de consulter…
Se place-t-il ainsi en dehors de la légalité de Marcoussis ? Oui, mais c’est qu’initialement ce texte est destiné à restreindre considérablement ses prérogatives. La technique mise au point par M. Jacques Chirac et son ministre des affaires étrangères pour l’organisation des négociations est simple et efficace. Il s’agit d’enfermer les participants pendant dix jours, avec obligation d’en sortir avec un projet : conditions d’éligibilité (la question de l’ivoirité), règlement du problème foncier, nomination d’un premier ministre, lequel sera choisi par consensus et chargé, à l’aide de pouvoirs élargis, de mener le pays vers des élections générales en 2005, auxquelles il ne pourra être candidat.
Mais MM. Chirac et de Villepin commettent une erreur inattendue : ils décident, juste avant la séance d’ouverture, du partage des postes ministériels au coin d’une table, offrant sur un plateau ceux de l’intérieur et de la défense aux rebelles. C’en est trop pour M. Laurent Gbagbo, qui, humilié à Paris, n’aura aucun mal, dès son retour à Abidjan, à « surfer » sur la « fierté outragée » de ses partisans déjà chauffés à blanc par le rêve d’une « deuxième indépendance » du pays (2). A l’aide d’une formule choc qu’il maintiendra jusqu’au bout : « Oui à l’esprit des accords de Marcoussis, mais non à la lettre des dits accords. »
Les incidents se multiplient : le 25 août, deux soldats français sont tués par des ex-rebelles, et certains éléments des Fanci rêvent ouvertement d’en découdre avec ces derniers (3). Interdites par le président Gbagbo, les manifestations populaires ont tout de même lieu, jetant le doute sur la capacité ou la volonté du chef de l’Etat ivoirien à « tenir » ses partisans. Le 22 septembre, après la nomination qu’il a contestée de M. René Amani à la défense et de M. Martin Bléou à la sécurité intérieure, M. Soro décide de suspendre sa participation au gouvernement. La France et les Nations unies le pressent d’y reprendre sa place (4).
M. Gbagbo se croit alors grand vainqueur. Mais sa joie n’est que de courte durée. Le 22 octobre, Jean Hélène, journaliste à RFI, est tué de sang-froid par un policier. C’est le mort de trop. D’autant que M. Gbagbo ne semble pas en faire grand cas (5). Et justifie les attaques antifrançaises des « jeunes patriotes », qui le soutiennent, y voyant « une conscience nationale en train de naître (6) ». Un tel homme est-il encore crédible ? Ces propos, en tout cas, ne vont guère dans le sens de la paix…
Bernard Ahua.
Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2004/01/AHUA/10926
Notes :
1 A noter que la tuerie qui a fait dix-neuf morts près des locaux de la télévision, le 10 décembre, était officiellement considérée comme un acte isolé n’étant pas de nature à entraver le processus amorcé.
2 Lire Bernard Doza, « Naissance d’un nationalisme ivoirien », Le Monde diplomatique, avril 2003, et Yves Ekoue Amaïzo, « Ce qui paralyse le pouvoir ivoirien », Le Monde diplomatique, janvier 2003.
3 RFI, 26 novembre 2003. Des rumeurs de réarmement sauvage des Fanci circulent. Lire Anatole Ayissi, « Ordre militaire et désordre politique en Afrique », Le Monde diplomatique, janvier 2003.
4 Le 22 décembre, les ministres issus de la rébellion annoncent leur retour au gouvernement.
5 Voir « Côte d’Ivoire : Gbagbo attaque la France », Libération, 27 octobre 2003.
6 « Laurent Gbagbo : “La guerre peut reprendre à tout moment” », Le Figaro, 2 décembre 2003.