A la différence de l’aide conditionnelle du plan Marshall américain pour l’Europe de l’après-guerre 39-45, il est de plus en plus question pour certains pays riches de proposer un plan Marshall à crédit pour l’Afrique. La surenchère en matière d’offres de financement après le Tsunami asiatique a peu de chance de se renouveler. Malgré la réticence des Etats-Unis, du Japon, voire de l’Allemagne, Tony Blair souhaite relever ce défi lors de sa présidence tournante du G8 et de l’Union européenne. La croissance économique est donc nécessaire, mais elle doit pouvoir être partagée pour permettre de limiter, de manière pérenne, les défaillances des marchés au même titre que les défaillances des Etats économiquement faibles.
1. Les limites de la « fatigue » des donateurs
Devant une palette d’environ 2000 chefs d’entreprises globales, les plaidoyers de Tony Blair, Premier ministre britannique, de Jacques Chirac (en vidéo), Président français, ainsi que ceux de plusieurs dirigeants politiques au Forum Economique mondial de Davos (26 janvier 2005), ont été consacrés principalement au financement de la « bataille contre la misère » alors que ce thème n’était pas expressément sur l’agenda de Davos. Il fut, entre autres, question de sensibiliser le secteur privé quant à l’idée du lancement d’un plan Marshall pour l’Afrique. Environ 60 milliards de dollars supplémentaires seraient requis pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le Développement lequel consiste, entre autres, à réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici 2015. Suite à une augmentation de 4 % en 2003, l’aide publique au développement (APD) mondiale s’est élevée à 60,6 milliards d’Euro, dont 10 % provenant de la France, soit l’équivalent de 7,5 % des 800 milliards de dollars engloutis dans les dépenses militaires annuellement.
La difficulté imaginaire qu’il y a à arbitrer entre l’APD et les dépenses militaires pour trouver des fonds publics supplémentaires pour soutenir le développement durable oblige les acteurs publics à se retourner vers le secteur privé pour financer les besoins mis en lumière par les objectifs du Millénaire du développement (OMD). Face à des résistances de part et d’autre, le Japon, pour des raisons budgétaires, les Etats-Unis, par principe préférant le commerce à l’aide, il n’y a en fait plus d’autres alternatives que de prospecter du côté des « financements innovants ». L’initiative britannique, connue sous la « Commission pour l’Afrique » promue par Gordon Brown, le chancelier de l’Echiquier, se propose d’instaurer une facilité internationale de financement (FIF) qui comprendra tant des fonds publics que privés. Cette somme devrait servir à aller plus loin dans l’annulation complète de la dette des pays pauvres, mais aussi à offrir de l’assistance financière au même titre que la promotion du commerce mondial.
La réalité est qu’en dehors des augmentations laborieuses promises par les pays riches de consacrer progressivement et collectivement 0,7 % du Produit intérieur brut national (PIB) en 2015 à l’APD, il n’y a aujourd’hui pas de fonds « cash » disponibles. Il est donc question, en complément aux propositions classiques telles que l’allègement/annulation de la dette des pays pauvres ou la conversion de dettes contre investissement, de trouver une issue à ce problème. Celui-ci est intégré par défaut à l’architecture du risque mondial, permettant au passage d’associer les budgets « militaires » au développement durable notamment par le biais des opérations/missions dites de sécurisation, stabilisation ou de paix.
Quelques membres du noyau dur du G8, Grande-Bretagne et France, souhaiteraient convaincre leurs pairs d’opter pour des solutions innovantes telles que, entre autres, la titrisation de créances futures, la réévaluation des réserves d’or du Fonds monétaire international, la mise en place de contributions volontaires ou encore, l’émission d’une taxe internationale. Celle-ci s’apparente à une vaste blague pour les Etats-Unis qui s’y opposent farouchement depuis 1997[2] au motif de rester fidèle à la sacro-sainte liberté du commerce mondial de la monnaie. De plus, la rationalité budgétaire, notamment celle du Japon, pourrait prendre le pas sur le volontarisme affiché par quelques pays riches.
Du fait de restriction budgétaire et après cinq réductions successives annuelles, le Japon, au cours de l’année fiscale qui débute en avril 2005, devrait réduire de 4 % son budget d’aide au développement qui tombera à 7,5 milliards de $ US[3], soit 4,5 % de l’APD mondiale en 2004. Il était pourtant de 9,2 milliards de $ US en 2002[4]. Le ministre japonais en charge des affaires étrangères avait demandé une augmentation budgétaire pour ce poste considéré comme un instrument de la diplomatie en rappelant que les autres pays industrialisés avaient engagé un mouvement d’augmentation mesurée de leur contribution. Cela n’est pas de bon augure pour le renflouement de la FIF. Il n’empêche que la France, par la voix de Michel Barnier, Ministre des affaires étrangères, en partenariat avec le Brésil, le Chili et l’Espagne aurait des préférences pour des mécanismes de prélèvements volontaires ou obligatoires sur les fruits de la croissance mondiale[5] pour mettre à disposition, sous forme de dons, des ressources de moyen et long termes pour le développement.
En vérité, la part de l’APD annoncée, soit près 50 % des conversions de créances, sont considérées par le Fonds monétaire international comme un « simple assainissement comptable de prêts non performants, plutôt que comme un soutien au développement »[6]. Du coup, les pays bénéficiaires ne reçoivent en « cash » que la moitié des sommes annoncées au titre de l’APD et les pressions fusent de toutes parts pour utiliser, « en toute bonne gouvernance », ces fonds reçus pour éponger totalement la dette et son service. Pratiquement rien n’est affecté pour le renforcement des capacités productives dans les pays pauvres alors que c’est dans le processus de transformation industrielle et l’innovation que la valeur ajoutée se crée. Celle-ci génère des richesses durables avec comme conséquences la réduction de la pauvreté et comme effet, le développement et la prospérité. Pour la France qui a atteint 0,44 % de son PIB affecté à l’APD en 2005, 71 % de l’aide qui va vers l’Afrique est bilatérale dont 59 % uniquement pour l’Afrique subsaharienne. Ainsi la France s’offre une visibilité à peu de frais tout en restant malgré tout le premier contributeur mondial à l’Initiative pour les pays pauvres très endettés (PPTE), soit 30 des 49 pays les moins avancés (PMA)[7]. Le Royaume Uni devrait aussi consacrer plus de 0,4 % de son PIB à l’APD en 2005-2006. Si tous les pays européens tiennent leur promesse d’atteindre les 0,7 % d’affectation de leur PIB à l’APD en 2015, alors la fatigue des « donateurs » est en voie d’extinction.
2. La facilité internationale de financement : un plan Marshall à crédit ?
La Commission pour l’Afrique établie par le Gouvernement de Tony Blair et l’économiste Jeffrey Sachs [8] au nom des Nations Unies tentent de proposer des solutions pour sortir l’Afrique du piège de la dette en mettant l’accent sur un apport massif d’aide, principalement sous sa forme financière. Le premier Ministre du Royaume Uni prendra la présidence tournante du G8 qui se tiendra à Gleneagles en Ecosse, au printemps 2005 ainsi que celle de l’Union européenne au cours de second semestre 2005. Il soumettra à l’attention des pays riches, mais aussi de l’Union européenne et des dirigeants africains, les conclusions d’un rapport (officialisation en avril 2005) préparé par 17 commissaires dont 9 Africains. Il reste convaincant dans ses intentions pour l’Afrique : « Je ne crois pas que le sentiment de profonde indignation et de grande inquiétude que chacun ressent face à ce qui s’est produit en Afrique ait faibli. Il nous faut un programme d’action et de changement propre à inspirer le soutien de toute la communauté internationale. C’est une grande responsabilité que nous nous imposons mais c’est ce que nous comptons faire[9]», affirma-t-il en mai 2004.
Toutefois, tenter de doubler l’aide au développement, comme promis lors de la Conférence de Monterrey[10], n’a rien d’original. 5 pays seulement sur les 22 qui sont membres du comité d’aide du développement de l’OCDE [11] (Danemark, 0.97 %, Luxembourg, 0,77 %, Pays-Bas, 0,81 %, Norvège, 0,89 %, Suède, 0,83 %) ont réussi à respecter en 2002, au titre de l’aide publique au développement (APD), la contribution minimale de 0,7 % de leur revenu national brut (RNB) demandée par les Nations Unies. Au cours de la même année, 58,2 milliards de dollars ont effectivement été déboursés au titre de l’APD contre 18,8 milliards de $ US pour les flux privés et 8,7 milliards de dons offerts par les organisations non gouvernementales, ce qui fait donc au total un flux net de 85,9 milliards de $ US. La réalité est que les promesses d’aides supplémentaires risquent d’être bien inférieures (estimation autour de 1/3 supplémentaire par an) aux objectifs de doublement du volet public de l’aide pour pouvoir atteindre les objectifs du millénaire du développement (OMD) en 2015.
Le G8[12] de Sea Island, Etats Unis (juin 2004), a confirmé que toute l’architecture mondiale portant sur la fraternité devrait reposer sur les Objectifs du millénaire du développement, eux-mêmes structurés autour du paradigme politiquement correct de la réduction de la pauvreté. Ne s’agit-il pas là d’un point de vue des pays créanciers ? En effet, comment est-ce qu’un pays débiteur pourrait-il ne pas concevoir d’honorer ses dettes et ses engagements s’il arrive à créer suffisamment de richesses ? En ne mettant pas en valeur la création de richesses comme véritable objectif, il est facile de devenir complice d’un paradigme réductionniste où la réduction de « l’extrême pauvreté » ne permet pas de s’affranchir de la dépendance[13] vis-à-vis des créanciers. Ce point n’est que rarement mentionné dans la littérature prolifique autour de la réduction de la pauvreté. A ce titre, par ces temps de révision des approches sur le développement durable, l’attention doit se porter vers la création de richesses durables, surtout celles qui permettent de s’affranchir du piège de la dette. La communauté internationale gagnerait à repenser son partenariat autour du paradigme de la création de richesse et de la culture de l’interdépendance[14].
A défaut, il faut s’interroger sur les mobiles des initiatives de réduction de la pauvreté sous l’angle du droit de préemption des pays créanciers à bénéficier en priorité de la sécurité collective à peu de frais. Ceci est d’autant plus facile qu’il suffit de faire miroiter le doublement de l’aide publique du développement dans le cadre de la mise en place d’une FIF. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a estimé que les OMD en Afrique subsaharienne ne seront atteints qu’autour de 2047 si les conditions actuelles restent inchangées. Les pronostics concordent pour constater une aggravation de la pauvreté en Afrique subsaharienne d’ici à 2015. Il s’avère judicieux de relancer le débat dans le cadre d’une diplomatique globale et stratégique qui ne peut faire l’économie de la participation des représentants légitimes des pays pauvres. Il faut bien sûr éviter de les associer comme simple « faire valoir », comme au demeurant l’équipe française de la Commission pour l’Afrique[15] où les économistes qui pourraient représenter dignement les pays pauvres sont troqués contre un musicien, un footballeur et un rappeur de réputation mondiale.
Lancée en janvier 2003, la FIF a pour objet principal de mobiliser des ressources additionnelles d’ici 2015 permettant d’atteindre les objectifs du Millénaire du développement fixés par les Nations Unies sous la forme :
d’apports d’argent public de type ressources bilatérales et multilatérales de l’APD qu’il est question de doubler d’ici 2015 : revalorisation du stock d’or des Etats auprès du FMI et affectation à l’effacement de la dette des pays pauvres les plus endettés, mise à disposition immédiate de sommes futures affectées à l’APD par le biais de l’ouverture d’un crédit ;
d’une série de financements innovants prenant la forme, entre autres, d’une fiscalité internationale volontaire ou pas[16] de type : taxes affectées à la préservation de l’environnement, loterie mondiale, taxes sur les transactions financières ou prélèvement sur le marché international des capitaux avec possibilité d’offrir en échange des valeurs mobilières[17] ; le montage étant garanti par un mécanisme de remboursement où les pays donateurs apporteraient leur caution et les générations futures des pays « bénéficiaires » seraient finalement les payeurs en dernier ressort.
Il faut savoir que l’ensemble de la procédure de mobilisation des idées et des financements de la Commission pour l’Afrique se fait dans le cadre d’un vaste programme de consultation avec tous les acteurs organisés[18]. Six thèmes principaux ont été retenus: l’économie, les ressources naturelles, la gouvernance ou gestion des affaires publiques, la sécurité, le développement humain, la culture et la participation.
Il est question d’agir simultanément sur plusieurs indicateurs tels que l’éducation, la santé, l’accès à l’eau, l’amélioration des infrastructures de communication notamment les routes afin de soutenir une croissance économique accélérée en vue d’une sortie définitive du cycle de la pauvreté. Le renforcement des capacités, l’amélioration de la qualité de la force de travail ainsi que l’environnement légal et institutionnel des affaires favorisant le renforcement des capacités productives et commerciales et la création de valeur ajoutée supposent aussi que l’annulation pure et simple de la dette des pays africains, et au-delà celle de l’ensemble des pays pauvres très endettés soient prises en compte.
Lors de la conférence de Monterrey[19] qui s’est tenue à Mexico en mars 2002, les pays créanciers s’étaient engagés à donner non seulement 50 milliards de $ US supplémentaires, mais aussi environ 16 milliards de $ US supplémentaires annuellement à partir de 2006 pour atteindre les objectifs du Millénaire de Développement[20]. Les promesses non tenues ne semblent pas avoir ému la communauté internationale.
L’introduction de la responsabilité sociale de l’entreprise devrait permettre d’ouvrir grandes les possibilités de mobilisation de ressources financières et en expertise des entreprises privées dans des activités d’appui au développement. Les résultats mitigés de l’APD en général et la volonté politique d’attirer le secteur privé ouvrent le champ, voir justifient, la nouvelle logique de la performance qui prévaut pour l’octroi des aides basées sur des critères de bonne gouvernance et de capacités d’absorption, notamment administrative. Ce jeu complexe risque d’avoir des conséquences sur la diplomatie d’influence que la France mène de manière stratégique avec les pays africains. En effet, l’aide bilatérale permettait d’assurer à la France un nombre important de voix à l’assemblée de Nations Unies[21] et de conserver son rang de grande puissance.
Alors, mobiliser des financements additionnels ou annuler les dettes sonnent comme des promesses non neutres. Car si une partie de l’aide sert à éponger les dettes, l’autre partie n’est pas nécessairement orientée vers des actions générant des richesses endogènes pouvant soutenir une croissance partagée. Ainsi, les propositions de l’économiste Jeffrey Sachs pour le compte des Nations Unies apparaissent parfois comme trompeuses. Elles pèchent par la démesure, l’absence d’intégration d’une approche du « bas vers le haut », excluant ainsi directement la population locale africaine au nom de laquelle J. Sachs semble s’exprimer sans en avoir eu le mandat. Son humanisme certain ne doit pas faire ombrage à l’expression de l’humanisme des pauvres et des Africains pour leur propre compte. Il faut d’ailleurs s’étonner qu’aucune équipe d’économistes africains n’ait pu, en toute objectivité, faire une analyse critique des approches offertes comme si cela allait de soi.
L’absence d’un point aussi important dans les propositions que la création ou le renforcement des capacités productives en Afrique comme facteur de réduction de la pauvreté relève de l’engagement non-neutre plus que de l’ignorance. Faut-il remettre à jour la notion « d’apprentis sorciers » du développement durable ? En effet, l’Afrique ne peut servir d’alibi pour des règlements de compte sur la pertinence ou pas des politiques des institutions de Bretton Woods. Il n’est pas acceptable que certains humanistes s’adjugent la fonction de « porte-parole » des pauvres sans au préalable s’être assurés que les populations et décideurs concernés puissent avoir droit à la parole, s’ils sont légitimement représentatifs des citoyens africains. Bref, la voix des pauvres par les pauvres ne semble pas avoir été considérée comme un facteur déterminant dans la définition des objectifs de réduction de la pauvreté. Il n’est pas prouvé qu’un pauvre opterait pour la réduction de la pauvreté s’il pouvait opter pour la création de richesses endogènes.
Au total, les propositions faites dans le cadre des Nations Unies ont pour finalité plus de donner bonne conscience aux principaux dirigeants des pays riches. En effet, en occultant les mécanismes endogènes permettant d’augmenter les capacités d’absorption de l’APD à des fins de générations de richesses durables, l’apport d’argent frais, qui s’apparente plus à de la pure création monétaire, risque de ne servir qu’à financer en « urgence » des produits fabriqués dans les pays du nord et d’assurer les services d’accompagnement en priorité par les experts et ONG du nord.
En fait, les rapports inter-états que favorisent les institutions de Bretton Wood ne sont pas véritablement remis en cause, même si des accusations ont porté sur des erreurs stratégiques d’appréciations du FMI sur de nombreuses crises financières. Ainsi, pour contourner les Etats, la préférence va au secteur privé et aux organisations non gouvernementales. Se passer des Etats ne peut être la solution[22]. Il faut au contraire renforcer intelligemment leur efficacité et leur active participation à une approche publique-privée. Faut-il rappeler que la plupart des experts opérant au sein des Etats africains sont souvent « phagocytés » par les projets des institutions multilatérales et bilatérales par le biais de salaires attractifs à telle enseigne que certains « coordonnateurs des Programmes stratégiques de réduction de la pauvreté » deviennent de véritables « patrons » de ministres des finances en Afrique. Ils finissent ainsi par orienter incognito les programmes selon les desiderata des institutions donneuses d’ordre.
Aussi, si les Nations Unies semblent vouloir promouvoir de la sorte le rôle de l’Etat en Afrique, cela ne peut se faire sans une démocratisation du processus décisionnel doublée d’un environnement légal transparent. Le secteur non étatique doit nécessairement être renforcé à partir des considérations locales, notamment culturelles et sociales. Le transfert de fonds additionnels à des Etats qui n’ont pas prouvé par le passé qu’ils s’intéressaient au sort de l’ensemble de leur population, ne peut servir de nouveau départ. Ainsi, la FIF n’a que peu de chance de réussir si les composantes industrielles et socioculturelles sont occultées. Le secteur privé africain ayant opté pour la responsabilité sociale devrait également être promu et renforcé dans le cadre d’un partenariat public-privé renouvelé, à l’instar des initiatives du Président Mathieu Kérékou d’attirer 50 milliards d’Euros pour soutenir des projets pour l’Afrique retenus dans le cadre du NEPAD[23].
3. Faire de bonnes affaires en aidant les pauvres
Par ailleurs, certaines propositions de Jeffrey Sachs relèvent de l’angélisme ou du cynisme commercial à savoir : pour éradiquer la malaria[24], il suffit d’utiliser les fonds additionnels de l’APD pour acheter des moustiquaires. Comment ne pas parler de former les Africains à la production de ces moustiquaires en optant pour la transformation du coton local, assurant ainsi la diffusion de la technologie et une création de valeur ajoutée durable dans les différents villages africains ? Pourquoi renforcer adroitement la dépendance en faisant croire que l’afflux immédiat de moustiquaires fabriquées ailleurs et achetées avec des fonds supplémentaires de type crédit répondent aux priorités des Africains ? Qui décrète qui doit parler au nom des pauvres ou des Africains ? Ne serait-il pas mieux de « palabrer » avec le peuple citoyen et la Diaspora pour mieux cerner ses vrais besoins ? Une assistance pour améliorer l’hygiène, le traitement des eaux usées et autres éléments source de développement du moustique et sa transmission seraient hautement plus appropriés. En quoi l’achat massif « immédiat » de moustiquaires s’apparente-t-il à un développement durable ? Ne le faire qu’avec les pays où les gouvernements se conforment uniquement à la « bonne gouvernance » ne suffit pas. Ne faut-il pas nécessairement rajouter la conformité au respect des droits élémentaires de l’Humain comme condition préalable pour accéder à des fonds d’assistance ? Quid des pays sans Etats ? Bref, si les Nations Unies ne contribuent pas sérieusement à amender les propositions de l’équipe de Jeffrey Sachs, la diplomatie de l’influence risque de créer une nouvelle catégorie à l’échelle internationale qui s’apparenterait à une procédure du « Fast Trak » américain. Alors, il s’agira là indubitablement d’une innovation libérale du consensus de Washington.
En fait, le pragmatisme déclaré de Jeffrey Sachs favorise le commerce des pays producteurs disposant d’une infrastructure de production avancée. Il n’est nullement véritablement question de croissance partagée, ni de diffusion de la technologie notamment au niveau du secteur privé africain, encore moins de partenariat public privé qui fait tant défaut en Afrique, ni surtout de « rattrapage en termes de développement ». Il est question encore de valoriser l’approche politiquement correcte d’un Etat mou face à une armada d’organisations non gouvernementales et un secteur privé qui risquent vite de s’organiser pour accéder à des fonds sans pour autant avoir pris le temps d’écouter les populations. En Afrique, les priorités de long terme risquent de disparaître au profit d’un bougisme de court terme dont bénéficient en priorité les pays apporteurs de capitaux, puisqu’une partie substantielle du pseudo-plan Marshall ne servira qu’à éponger de manière comptable des dettes illusoires.
La fourniture de services privés endogènes, l’effacement de la dette du secteur privé national, l’organisation en réseaux des systèmes locaux de distribution et d’organisation sont des préalables que la FIF devra considérer si elle souhaite réellement aider les Africains. Ceci ne pourra se faire si, au sein des organes de décisions et d’affectation des fonds récoltés, il n’y a pas de représentants des Africains et des villages africains. A ce titre, le FMI avec 12 milliards de $ US, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement avec 58 milliards de $ US disposent de créances correspondant à près de 80 % de la dette extérieure africaine. Le ministre sud-africain, Manuel Trevor, fort de son expérience, a précisé que l’Afrique du sud souhaiterait être représentée dans l’organe de décision portant sur l’affectation des fonds qui transiteraient par la FIF. Il a d’ailleurs judicieusement rajouté qu’il aurait préféré que le FMI offre, en priorité à la vente, des stocks de dettes africaines avant d’envisager la réévaluation suivie de la vente du stock d’or des pays membres disponibles auprès du FMI[25].
Il est quand même curieux qu’il faille passer par tous ces artifices pour demander aux pays membres des conseils d’administration de ces institutions d’oublier la dette des pays pauvres. Le Royaume Uni, de manière proactive, a donné l’exemple en effaçant immédiatement 10 % de sa créance sur les pays africains au niveau de la Banque mondiale. Pourtant selon la CNUCED[26], plus de 268 milliards de $ US des 300 milliards de $ US empruntés par l’Afrique subsaharienne entre 1970 et 2002 ont fait l’objet d’un remboursement. Ces pays doivent toutefois encore 210 milliards de $ US aux pays créanciers, soit environ 13 milliards de $ US par an. Il n’est donc pas sûr que les fonds destinés à la couverture du service de la dette, une fois cette dette annulée, puissent être effectivement réinvestis dans la santé, l’éducation, ni dans les infrastructures de base, encore moins dans les capacités productives[27] si la logique de dépendance inhérente aux « rééchelonnements successifs » n’est pas aussi révisée. Tous ces points ont fait l’objet de « priorités » des bailleurs de fonds par le passé à telle enseigne que les rapports annuels des grandes institutions internationales de développement en faisaient leur « une » en page de garde… Passer de la parole ou de l’écriture à l’action sur le terrain est un défi que les bailleurs de fonds et les dirigeants africains ont pour le moment des difficultés à relever collectivement.
Conclusion
Face à l’angélisme et le pragmatisme affichés, il est question très clairement de promouvoir une option libérale de l’utilisation de l’APD élargie au secteur privé mondial. L’argumentaire utilisé selon lequel la pauvreté augmenterait les risques de conflits est fallacieux. En effet, ce sont les inégalités et les injustices mondiales, entre les nations et au sein des nations dans le processus de création de la valeur ajoutée et de répartition des richesses, qui servent de ferment au « piège de la pauvreté » et conduisent à l’augmentation des risques de conflits[28]. Ainsi, il n’est pas étonnant que le coût des crises humanitaires ait dépassé 3 300 milliards de dollars en 2004[29], et continuera de plus belle avec l’approche policière réservée au traitement des phénomènes migratoires par les pays du nord.
Le seul mérite de la FIF serait d’offrir cette aide financière sous la forme de dons. Mais il n’en ait rien. Il s’agit d’un Plan Marshall à crédit dont la perversité consiste à transférer les remboursements des emprunts sur la base des mêmes taux d’intérêts usuriers pratiqués par le passé, aux générations futures. Le « cash » dégagé aujourd’hui aurait pour objet d’organiser une meilleure prévisibilité des flux de capitaux des pays structurellement créanciers vers les pays structurellement endettés. S’agit-il d’une programmation déguisée du transfert de propriété de l’Afrique ?
Il est plus important de cesser de travailler uniquement entre « acteurs » publics et ouvrir des espaces « contractuels » où les acteurs non publics auront pour tâche première de mettre en œuvre des activités génératrices de valeur ajoutée économique, sociale et culturelle en promouvant des comportements citoyens et éthiques dans le respect des cultures locales. C’est l’opérationnalité de l’interdépendance qui permettra à la Commission pour l’Afrique de ne pas se substituer à l’initiative africaine que constitue le NEPAD en attendant le soutien financier « proactif » des autres partenaires au développement. Cela ne doit d’ailleurs pas faire oublier que le NEPAD[30] et le mécanisme africain d’évaluation des pairs (MAEP) ne peuvent être considérés comme un succédané à la démocratie africaine[31] et que, sur ce point, le NEPAD en tant qu’instrument de l’Union africaine doit s’ouvrir à la société civile africaine tant dans les décisions que dans l’évaluation de ses actions. La FIF[32] se doit aussi de prendre en compte la décision des chefs d’Etat africains de lui intégrer une flexibilité afin de soutenir la composante industrielle du NEPAD portant sur les initiatives africaines notamment : le renforcement des capacités productives en Afrique[33], le fond africain pour l’infrastructure[34] et le développement de l’agriculture par un effort accru vers l’amélioration de la productivité et la mécanisation.
Si les populations, principales bénéficiaires de toutes ces initiatives louables, n’y trouvent pas leur compte rapidement, alors le regain d’intérêt pour l’Afrique n’est qu’une de ces énièmes formes d’envoûtement occidental. Certains dirigeants africains sont alors associes à cette nouvelle configuration de la diplomatie globale et stratégique sans pour autant défendre les besoins réels de la population africaine. En définitive, cette diplomatie stratégique se construit à partir d’initiatives des pays créanciers qui ont comme priorité première de se prémunir contre, entre autres, les risques suivants : immigration de masse, propagation des maladies transmissibles, émergence de produits et services concurrents pouvant déstabiliser les marchés des pays créanciers jalousement protégés par des mesures subtiles de partenariat-protectionnisme. Le regain d’intérêt pour l’Afrique serait-il somme toute uniquement de façade ?
Non, si l’aide liée, les marchés de gré à gré, la privatisation des services de bases et la protection de l’industrie naissante en Afrique doivent être exclus de ce « package » si l’on veut réellement diminuer la dépendance de l’Afrique vis-à-vis des matières premières et de la non-diffusion des fruits de la croissance dans les zones rurales. La Facilité pourrait offrir l’occasion au G8, à l’Union européenne, à l’Union africaine et au NEPAD de prendre en compte la proposition des organisations non gouvernementales altermondialistes en établissant, sur une base volontaire pour le secteur privé, mandataire pour le secteur public, une contribution de fraternité en référence à la « Taxe Tobin[35] ». Toutefois, les représentants de l’Afrique doivent insister sur le fait que la gestion de cette Facilité doit associer des Africains compétents et motivés. Les engagements réels doivent nécessairement se faire sur une base contractuelle et non-bureaucratique. La condition première de mise en œuvre des programmes et des projets doit se fonder sur la décentralisation, permettant ainsi qu’ils soient élaborés localement ou fassent l’objet d’une réelle appropriation locale avec des impacts simultanés dans la proximité et dans la sous-région. Un espoir[36] mesuré est alors permis.
30 janvier 2005
Par Yves Ekoué Amaïzo
Auteur et Economiste à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).
Il s’exprime ici à titre personnel.
1 Richard Nelson, « On the complexities and limits of market organization », in Review of International Political Economy, vol. 10, n° 4 novembre 2003.
2 Les Etats Unis disposent d’une législation datant de 1997 interdisant toute contribution à des organisations internationales qui défendraient l’idée d’une taxe mondiale qui « gênerait » les intérêts des ressortissants américains.
3 Agence France Presse, Japan will cut its overseas aid, World Bank notice 49792 du 17-20 décembre 2004, voir http://www.noticias.info/asp/aspComunicados.asp?nid=42792
4 World Bank, World Development Indicators 2004, p. 330.
5 Information fournie par Reuters, 17 janvier 2005 repris dans les Echos.
6 Michel Charasse, Rapport sur la loi de finances : Aide au développement, 2005 ; voir www.senat.fr
7 La Rédaction, « Charasse : La moitié de l’aide annule les dettes », in La lettre du continent, numéro 463 du 27 janvier 2005, p.2.
8 Jeffrey D. Sachs and others, Ending Africa’s Poverty Trap, Columbia University and UN Millennium Project, 2004 ; Il est le coordonnateur et chef du projet des Nations Unies sur le Millénaire du Développement ; voir http://www.unmillenniumproject.org/documents/BPEA%20Ending%20Africa’s%20Poverty%20Trap%20FINAL.pdf
9 Commission pour l’Afrique : « Action pour une Afrique forte et prospère, Document de consultation, novembre 2004. http://www.commissionforafrica.org/getting_involved/Consultation%20Documents/CFAConsultationDocumentNov2004French.doc
10 Yves Ekoué Amaïzo, « Pour une conférence mondiale sur la solidarité : Financer le développement sans ingérence », in Le Courrier ACP-UE, n. 191, mars-avril 2002, pp. 21-24 ; voir http://europa.eu.int/comm/development/body/publications/courier/courier191/fr/fr_021.pdf
11 World Bank, World Development Indicators 2004, p. 332 ; la moyenne des 22 pays de l’OCDE était de 0,23 % en 2002 alors que celle de la France était de 0,38 %, l’Állemagne 0,27%, le Royaume Uni 0,31 %, et les Etats Unis, 0,13 %.
12 Déclaration de la présidence sur le Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement du G8 qui s’est tenu à Sea Island aux Etats-Unis du 8 au 10 juin 2004 où les chefs d’Etat africains suivants ont été reçus : Présidents de l’Algérie, du Ghana, du Nigeria, du Sénégal, de l’Afrique du Sud et de l’Ouganda. http://www.elysee.fr/magazine/actualite/sommaire.php?doc=/documents/discours/2004/0406G820.html
13 Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, édition de L’Atelier, Paris, 2004 et voir aussi « L’étrange politique étrangère de l’Union européenne », in Le Monde diplomatique, décembre 2002, pp. 24-25.
14 Yves Ekoué Amaïzo, De la dépendance à l’interdépendance. Mondialisation et marginalisation. Une chance pour l’Afrique ? « collection interdépendance africaine », L’Harmattan, Paris, 1998.
15 UK Commission for Africa, voir http://www.commissionforafrica.org/ ainsi que Aïssatou Baldé, Le Comité Français de la Commission pour l’Afrique (28/11/2004), voir : http://www.grioo.com/info3555.html : Le Comité français a pour président Jack Lang et pour membres : Lilian Thuran, Disiz La Peste, Manu Dibango, Michel Camdessus, Jean-François Bayart, Olga Ahouansou, Sophie Bessis, Lydia Montalti, Patrick Aeberhard, Nicole Fourquet, Pierre Amrouche, Bernard Vernier, Alhassan Barry, Jean Robert Ragache, Olivier Poivre d’Arvor, Henri Rouille d’Orfeuil et Nadine Gordimer.
16 Le président français a proposé à Davos d’instauration d’une taxe sur le carburant utilisé dans le transport maritime et aérien, une taxe sur les billets d’avion, sur les ventes d’armes, sur les multinationales, sur les transactions par carte de crédit, sur les mouvements de capitaux ainsi que sur le secret bancaire. Cela a été très fraîchement accueilli par les dirigeants d’entreprises mondiales.
17 Jean Pierre Landau, Les nouvelles contributions financières internationales, Rapports officiels, Secrétariat général du Gouvernement (SGG), Paris, 2004.
18 Le rapport final est prévu pour la fin du premier trimestre 2005 et sera soumis au G8 de juin 2005 en Ecosse.
19 United Nations, Report of the International Conference on Financing Development, Monterrey, Mexico, 18-22 mars, 2002, A/CONF.198/11, voir : http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/N02/392/67/PDF/N0239267.pdf?OpenElement
20 Voir « Global New Deal : International Finance Facility », avril 2004 : www.hm-treasury.gov.uk dans documents – international
21 Voir Michel Charasse, Rapport spécial de la Commission Finance, « Projet de loi de finances pour 2005 ».
22 Roger England, « Development goals perpetuate a falling system », in Financial Times, January 27, 2005.
23 La Conférence portent sur le partenariat public-privé est prévu pour le 15-16 mars 2005 à Cotonou.
24 Jeffrey Sachs, « An accountable approach to aid », in Financial Times, January 23, 2005.
25 Linda Ensor, « Africa Endorses UK’s Plan for growth », in Business Day (Johannesbourg – Cape Town news), 18 janvier 2005
26 CNUCED, une dette soutenable: oasis ou mirage ? Genève, septembre 2004.
27 Kamran Kousari et Richard Kozul-Wright, « How conventional economic medicine has failed Africa », in The Guardian, Monday 20 December 2004
28 Orazio Attanasio et Chiara Binelli, « Le double lien entre inégalités et croissance », in Problèmes économiques, n° 2.865, 22 décembre 2004, pp. 8-12.
29 Silvia Benedetti, « Jeffrey Sachs, un rêveur pragmatique », in L’Intelligent Jeune Afrique, no 2298 du 23 au 20 janvier 2005, pp. 70-71.
30 Tom Amadou Seck, « Leurres du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique », in Le Monde diplomatique, novembre 2004, pp. 18-19.
31 Yves Ekoué Amaïzo (sous la direction de), L’union africaine freine-t-elle l’unité des Africains (tome 1) et La neutralité coupable : l’autocensure freine-t-elle l’unité des Africains (tome 2), collection « interdépendance africaine », éditions Menaibuc, Paris, sortie prévue en 2005.
32 International Finance Facility, date avril 2004, voir http://www.hm-treasury.gov.uk/documents/international_issues/int_gnd_intfinance.cfm
33 ONUDI, L’initiative de renforcement des capacités productives en Afrique : de la vision à l’action (en anglais : Africa Productive Capacity Initiative : From Vision to Action), Vienne, décembre 2003 ; voir :
http://www.unido.org/file-storage/download/?file%5fid=25730
34 Les secteurs concernés sont le transport, l’énergie, l’eau et les télécommunications sans oublier la formation y afférente et le renforcement du système légal et financier d’accompagnement.
35 Ignaciot Ramonet, « Résistances », in Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 1.
36 François Gaulme, « Espoirs pour l’Afrique », in Etudes, septembre 2003, pp. 149-152.