Le morcellement des infrastructures de communication telles que les chemins de fer en Afrique a abouti à une interconnexion largement inachevée, rendant l’acte d’aménagement du territoire chimérique. La communication immatérielle, qui suppose une véritable infrastructure de maillage doublée d’une densification en zones rurales, n’a jamais vraiment pu trouver les financements adéquats. Le constat est simple. Le fossé en infrastructure entre le Nord et le Sud, entre les ACP et l’Union européenne, n’a d’égal que le fossé numérique. Certains agents du développement n’ont pas toujours fait preuve de dynamisme, ni vu d’un bon oeil une réelle liberté de circulation de l’information, du savoir et de la connaissance. C’est donc principalement sous ces contraintes non-explicites, résultant en une fragmentation du réseau de communication, limité souvent à l’espace géographique national, que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont graduellement fait leur apparition dans les pays dits du Sud.
Les lacunes enregistrées au niveau du contenant rejaillissent sur la gestion et la production du contenu dans les pays faiblement connectés (PFC). Pourtant, les réseaux d’influence ont intérêt à organiser la partie publique de l’information disponible sur la toile (le Web). La mise à disposition gratuite de la connaissance pour le plus grand nombre a conduit à l’organisation d’une information digeste, rapidement assimilable. L’information à valeur ajoutée, nécessitant des investissements importants ou permettant de retarder le processus de « rattrapage informationnel », subit la loi de l’offre et de la demande. Elle s’échange librement contre sa contre-valeur monétaire.
Corrélation entre les pays faiblement connectés et la pauvreté
Les NTIC et le contenu véhiculé n’échappent pas à cette règle. Du fait de l’absence d’accès et de l’inaptitude à utiliser l’information disponible pour satisfaire leur besoin, la majorité des citoyens du monde sont, de fait, exclus. Il s’agit principalement des groupes les plus vulnérables sur le plan des revenus et de l’éducation. Leur mode de communication est basé sur l’oralité. Il faut donc réduire considérablement les coûts des services liés à la transmission vocale si l’on veut effectivement aider les pauvres. Ces derniers, qu’ils soient des individus, des sociétés, des Etats, voire des régions sont finalement condamnés à n’accéder et à ne gérer que de l’information pauvre en valeur ajoutée. Les informations disponibles sur la toile, récupérées grâce à des moteurs de recherche de plus en plus puissants, peuvent ouvrir la voie à une forme de « pollution informationnelle ». La confusion ainsi créée réduit considérablement la prise de conscience sur les opportunités réelles offertes par l’Internet.
Au cours de la conférence mondiale sur le développement des télécommunications d’ Istanbul, le 18 mars 2002, l’Union internationale de télécommunications a proposé de « connecter tous les villages du monde avant 2005 ». Cette proposition ne peut réussir si la mise à disposition (à des coûts abordables) des technologies sans fil et de communications vocales est considérée comme marginale.
Les pays à revenus élevés (PRE), qui représentent 15 % de la population mondiale, constituent avec 82 %, à la fin décembre 2000, l’essentiel des 350 millions d’utilisateurs de l’Internet. Sur le plan régional, l’Afrique ne représentait que 1,2 %, le Pacifique 2,2 %, l’Asie 28,6 %, l’Europe 32,8 % et les Amériques 35,2 % des internautes 2. Au niveau de la connexion téléphonique mondiale, 58 % des citoyens des PRE disposent d’un téléphone fixe et 69 % d’un portable. Le revenu disponible fonde le fossé. (voir tableau).
Dans les faits et malgré les nombreuses opportunités potentiellement offertes, les NTIC se conjuguent selon un code virtuel de la marginalisation. La faiblesse du niveau général d’éducation couplée avec celle de l’épargne et des revenus; l’insuffisance dans les infrastructures; l’accès élitiste, et de fait, peu démocratique à l’infostructure pour une minorité de citoyens des pays à revenus faibles, notamment ceux des pays ACP; sont un frein, non seulement à la diffusion, mais surtout à la production locale et à l’assimilation de l’information partagée sur le plan global.
Le défi de la généralisation des accès communautaires
L’Internet combine deux innovations technologiques mises en avant dans les années 80. Il s’agit d’assurer l’accès du plus grand nombre au micro-ordinateur et d’utiliser intensivement les technologies numériques. C’est donc le principe de généralisation du phénomène qui constitue la transmutation communément appelée le saut technologique. Cette révolution numérique repose fondamentalement sur l’usage de l’électricité comme support de la transmission du son, de l’image, du texte et des solutions informatiques à n’importe quel point du monde en utilisant des infrastructures de diffusion à grands débits, les fameuses « autoroutes de l’information » constituées de réseaux (avec ou sans fil/câbles, locaux ou spatiaux). Ainsi, l’informatique couplée à la télécommunication ne peut se faire sans l’usage de l’électricité, notamment les courants faibles (transformation en signaux permettant la circulation rapide de l’information). Les courants forts sont destinés plus à la promotion de l’énergie sous la forme de production de lumière, de chaleur, de puissance. Là encore, le fossé est grand : la production d’électricité en Afrique subsaharienne en 1998 s’élevait à 270,4 milliards de Kwh contre 1866,0 Kwh pour l’Union européenne. En partant de la définition internationale des NTIC à savoir « l’ensemble des secteurs d’activités économiques qui contribuent à la visualisation, au traitement, au stockage et à la transmission de l’information par des moyens électroniques » 3, on constate que la fabrication des équipements et les services (échanges de données informatisées) liés au traitement de l’information ne font que rarement l’objet d’investissements dans les pays pauvres. Par ailleurs, en se basant sur la classification internationale type par industries des Nations unies, on s’aperçoit que l’essentiel de la production et de la commercialisation des produits qui permettent de « visualiser, de traiter, de stocker et de transmettre de l’information par des moyens électroniques 4 » ne sont pas l’apanage des pays pauvres.
Ces pays ne disposent pas non plus suffisamment d’un réseau électronique fiable. L’absence de maillage physique oblige donc à opter pour une stratégie et une politique de mise à disposition de « terminaux interactifs » et de contenus à usage collectifs à des prix abordables. La transformation des « télécentres » en des « infocentres » publics, voire en des centres communautaires de circulation et de production de l’information semble être la voie à suivre. Le développement de l’économie de proximité n’en sera que plus harmonieux. Encore faut-il s’assurer de l’alimentation régulière en électricité. Le contenu et sa production ne pourront prendre véritablement leur essor en zone rurale, où vivent plus de 70 % de la population dans les pays pauvres, que si l’on mesure mieux l’importance des opportunités que recèle l’Internet au même titre que les manques à gagner liés à l’absence de gestionnaires de contenus répondant à la demande sociale. Il faut donc absolument généraliser les accès communautaires.
Plaidoyer pour un fonds structurel d’interdépendance
Ce n’est qu’au prix de nouvelles formes de solidarité basée sur la valorisation du social que les pays pauvres, les ACP en particulier, pourront enfin goûter aux joies de la généralisation et de la diffusion de la connaissance et du savoir répondant à leur besoin. Ce saut qualitatif augure d’une nouvelle vision des inégalités mondiales où bientôt personne ne pourra vendre, acheter et échanger efficacement sans l’Internet. Les gagnants risquent d’être ceux qui n’ont pas tardé à organiser leur mise en réseau tout en répondant à leur besoin de proximité. S’il repose sur une politique volontariste d’intégration de la formation et de la culture d’une part, et de l’accès communautaire à l’électricité et aux NTIC d’autre part, le réseau fragmenté des pays pauvres pourra assurer sa double mission. A savoir favoriser une meilleure connaissance des imperfections du marché sur le territoire et intégration et complémentarité des économies à partir de la proximité. L’aménagement et la gestion des potentialités du territoire au profit de l’ensemble de la société civile redeviennent possibles grâce à une nouvelle coopération décentralisée. Dans le cadre de sa coopération avec les pays tiers et à l’instar de ceux inscrits dans l’Acte unique, l’Union européenne pourrait envisager la mise en place de fonds structurels décentralisés au niveau des collectivités locales pour renforcer la cohésion électricité/ NTIC/contenu dans les pays ACP. Il y va de l’avenir de l’émergence d’un mouvement de renforcement de la toile citoyenne favorisant les échanges d’information à valeur ajoutée. La réduction de la pauvreté passe par là.
Notes :
1. Economiste à l’ONUDI, laquelle n’est pas engagée par ce texte; auteur, entre autres, d’un livre collectif : L’Afrique est-elle incapable de s’unir ? Lever l’intangibilité des frontières et opter pour un passeport commun,éd. L’Harmattan,Paris, 2002, 664 p., et avec une préface du Professeur Joseph Ki Zerbo.
2. ITU,World Telecommunication Indicators Database, 2000.
3. Didier Lombard,Patrice Roussel, Sylvie Dumartin,Raymond Heitzmann,Marc Aufrant,Rapport sur l’observation statistique du développement des TIC et de leur impact sur l’économie, Conseil national de l’information statistique, n° 63, février 2001, INSEE timbre D 130 :www.cnis.fr
4. Définition consensuelle mais non officielle de l’OCDE.