Lorsqu’un milliardaire africain, Mo Ibrahim, soudanais, a réussi à faire fortune sur le continent dans la téléphonie mobile sans avoir investi dans l’industrialisation du continent, il y a lieu de s’interroger sur ses motivations profondes lorsqu’il met en place un index sur la gouvernance politique. Pour beaucoup, il tenterait par son argent « d’acheter » les chefs d’Etat qui cèdent volontairement le Pouvoir politique. C’est sa façon de participer à l’avènement de la démocratie en Afrique.
1. Démocratie et alternance politique : la fin des stéréotypes sur l’Afrique ?
Le fait de ne pas avoir introduit une quelconque production industrielle dans la téléphonie mobile en Afrique tout en profitant largement du fait que les « Africains » sont de grands bavards, histoire de l’oralité oblige, le milliardaire africain de la téléphonie a choisi délibérément de faire son argent sans laisser une structure d’assemblage ou mieux de production industrielle en héritage à l’Afrique. Il n’empêche que sa performance en tant que chef d’entreprise et créateur de richesse est une réussite exemplaire avec de nombreuses créations d’emplois dans les services.
Aussi, dans le cadre d’une certaine responsabilité sociale de l’entreprise que ne cache pas sa fondation, Mo Ibrahim décide d’apporter sa contribution à la démocratie en Afrique en mettant en cause, de manière assez pertinente, les résultats de nombreux critères de gouvernance concoctés par les institutions non africaines et classant les pays africains et en filigrane les dirigeant de ces pays, selon une vision africaine. La vision occidentalisée étant trop souvent considérée comme universelle et bien simpliste sur la complexité de la gouvernance africaine, là encore Mo Ibrahim a vu juste. Il décide alors de mettre en place, avec des universités américaines, l’index Ibrahim de la Gouvernance africaine, avec 53 pays participants. Cet index, de 1 à 100 (avec 100 comme la meilleure performance) a pour objet de fournir des indicateurs sur l’amélioration ou pas de la gouvernance en Afrique en offrant un classement des Etats à partir de plusieurs critères[1] structurés autour de quatre grands thèmes :
- la sécurité et respect de l’Etat de droit ;
- la participation de la société civile africaine et droits humains ;
- les opportunités pour une économie durable ;
- le développement humain.
L’idée noble au départ consistait à permettre de démontrer que tous les Etats n’étaient pas gérés de la même façon et stopper net la propagande occidentale sur les généralisations abusives de la mauvaise gouvernance en Afrique. Sur ce plan, il faut reconnaître qu’il a partiellement réussi puisque des différentiations notables apparaissent ici et là dans les médias et dans les approches de ceux qui estiment représenter la « communauté internationale ». Mais l’autre objectif consistant à permettre à la société civile africaine d’utiliser les critères fournis par l’index Ibrahim sur la gouvernance pour demander des comptes à leur gouvernement respectif, ne semble pas avoir eu un impact significatif puisqu’il s’agit en fait d’un rapport de force.
Il n’empêche que sur le fond, les perceptions et les stéréotypes sur l’Afrique en provenance des pays occidentaux notamment les médias les moins objectifs, ne peuvent plus nier qu’en 2009, il y a eu des améliorations notables de la gouvernance politique et économique dans 2/3 des pays africains en référence au précédent index de 2008. Plus important, ces améliorations ne sont pas nécessairement corrélées à l’aide du développement, ou aux pressions occidentales mais bien à la volonté de certains responsables des pays africains d’améliorer leur propre image dans l’histoire. Pour les autres 1/3 qui sont souvent les moins bien classés, les gouvernements se contentent d’ignorer superbement cet indicateur. Il n’y a d’ailleurs aucune sanction particulière.
2. Modifier les critères, élargir aux vrais méritants
Les critiques sont nombreuses mais n’empêchent pas l’index d’avoir un impact non négligeable sur ceux des pays qui se retrouvent en queue de liste (voir tableau).
Classement des 53 pays africains sur la gouvernance africaine sur la base de l’index Mo Ibrahima Liste des 11 pays les mieux classés et les 11 moins bien classés Index de 1 à 100 (avec 100 comme meilleure performance) |
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Rang* |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9 |
10 |
11 |
Premier |
Maurice 82,83 |
Cap 78,01 |
Sey-chelles 77,13 |
Bots-wana 73,59 |
Afrique 69,44 |
Namibie 68,81 |
Ghana 65,96 |
Tunisie 65,81 |
Leso- 61,18 |
Sao 60,23 |
Egypte 60,09 |
Rang** |
44 |
45 |
46 |
47 |
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48 |
49 |
50 |
51 |
52 |
53 |
Dernier |
Togo
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Guinée
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Guinée 39,39 |
Erythrée
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Côte 36,61 |
Centr- 35 |
Soudan
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RDem- 33,25 |
Zim-babwe 31,29 |
Tchad
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Somalie
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Source : *Fondation Mo Ibrahim, voir <http://www.moibrahimfoundation.org/en/section/the-ibrahim-index/scores-and-ranking> <http://www.moibrahimfoundation.org/en/section/the-ibrahim-index> |
Il importe de comparer le Bénin et le Togo pour constater qu’il « n’y a pas photo » comme dirait un habitant de Treichville en Côte d’Ivoire. Le Bénin qui est entré dans un cycle de gouvernance démocratique fondée sur des élections à deux tours a réussi la performance de se hisser au 15e rang bien avant le Maroc (16e) et le Togo au 44e rang, juste avant la Guinée. Certains esprits subtils n’ont pas hésité à voir là une corrélation directe entre la bonne gouvernance, l’alternance politique, le respect des droits humains, le développement humain et les opportunités effectives pour tous de développer des entreprises et faire des affaires dans un environnement transparent.
En analysant de près les résultats du classement de 2009, on peut s’interroger sur la place des certains pays francophones. Les erreurs de collecte de données ou les absences de données ne peuvent expliquer des classements qui tendent à faire perdre une part importante de la crédibilité du classement et d’une méconnaissance du terrain liée certainement à des informations agrégées à l’extérieur dans des universités non africaines et non à partir des informations contradictoires provenant des organisations africaines de la société civile qui connaissent mieux le terrain.
Une autre critique de taille est le principe même d’octroyer à un ancien chef d’Etat qui a quitté librement le pouvoir un prix de 5 millions de $ US et une somme substantielle mensuelle pour promouvoir des activités d’intérêt général pour l’Afrique. Rappelons que le prix Nobel n’est doté que de 1 million de $ US et que les précédents vainqueurs du prix Mo Ibrahim sont les présidents suivants : Botswana, Festus Mogae, Mozambique, Joaquim Chissano. Nelson Mandela l’a reçu à titre extraordinaire pour sa contribution à la paix et à un « leadership » exceptionnel. Bref, il s’agit si l’on joue sur les mots, d’encourager des alternances démocratiques en Afrique en considérant que les chefs d’Etat pourraient se contenter de 5 millions de $ US.
C’est méconnaître le niveau exceptionnel d’acquisitions de richesses dans certains pays africains qui varient entre une gestion patrimoniale et la corruption, voire les implications dans les affaires mafieuses. Non, il ne s’agit pas de naïveté, surtout qu’au départ, il semblait bien que ce prix était surtout destiné à faire partir Robert Mugabe du pouvoir. Donc un vrai coup de coupe-coupe dans l’eau. On ne peut acheter un Président africain alors que ce dernier fonctionne sur des critères de contrôle du pouvoir, provenant pour certains de l’extérieur dans des accords militaires d’entraide mutuelle pour conserver le pouvoir, et d’autres sur un système de clientélisme doublé d’un contrôle militaire performant qui conduit à des régimes basés sur la démocratie du silence des cimetières. Alors, les données fournies provenant des services officiels de tels Etats et niant savamment celles fournies par les associations africaines organisées, le résultat de l’index Mo Ibrahim semble plus destiné aux chefs d’Etats africains qu’à la société civile. Il faut donc modifier cet état de fait et soit intégrer les informations de la société civile, soit alors établir un autre index à partir des informations obtenues sur le terrain et non agrégées dans les universités américaines.
3. Devoir de vérité
C’est donc face à un devoir de vérité, peut-être aussi quelques conséquences de la crise financière, que le comité « indépendant » d’octroi du prix Mo Ibrahim[2] a décidé de ne pas attribué de prix à des présidents comme Olusegun Obasanjo du Nigeria ou John Kufuor du Ghana, etc. Il est donc suggéré fortement de ne pas privilégier la conception du gagnant emporte tout comme c’est justement le cas en politique dans les pays qui sont en queue du classement mais d’introduire un partage intelligent et offrir des prix de 1 million à des personnalités africaines y compris de la Diaspora pour chacun des critères retenus. Il est donc proposé que Mo Ibrahim revoit son choix et divise les 5 millions pour offrir cinq prix de un million de $US chacune pour des personnalités ou des groupes de personnalités (association ou entreprise) qui auront d’une manière ou d’une autre contribué à la cause défendue selon des critères qui ont été revus par Afrology comme suit :
- La sécurité, respect de l’Etat de droit et des droits humains ;
- Participation de la société civile africaine aux décisions et liberté d’expression ;
- Développement des capacités productives et des transferts de contenus technologiques respectant l’écologie ;
- Développement de la cohésion sociale ;
- La responsabilité sociale de l’entreprise.
Mo Ibrahim devra corriger l’erreur stratégique et de conception en soutenant effectivement les acteurs dynamiques africains, qui restent dans l’ombre justement parce qu’il n’est question que de promouvoir des gens déjà bien connus, qui n’ont pas de véritables défis nouveaux devant eux. Le pire serait que des personnalités qui ont commis des forfaitures politiques par le passé pourraient se retrouver avec un prix et faire oublier les souffrances qu’une partie de la population doit endurer pour des erreurs d’arbitrages en gouvernance quant il ne s’agit pas tout simplement de fautes graves qui auraient mérité une simple démission.
La démocratie ne s’achète pas, elle se mérite et c’est le peuple souverain qui doit en décider et non des prix offerts par un comité de personnalités dont la carrière passée a pour beaucoup été liée à la décision des mêmes chefs d’Etat qu’ils sont censés « récompenser »… Bref, on n’achète pas un dirigeant d’un Etat souverain s’il n’est pas intimement convaincu lui-même de la valeur d’être démocrate.YEA.
Notes :
[1] Pour les critères utilisés par Mo Ibrahim index, voir <http://www.moibrahimfoundation.org/en/media/get/20091001_tree.pdf>
[2] Les membres du comité du Prix :
- Graça Machel, (Mozambicaine/Sud-africaine, Chancelier de l’Université de Cape Town et ex-Ministre de l’Education et de la culture en Mozambique) ;
- Mary Robinson (Irlandaise, ex-Présidente de l’Irlande et ex-Haut-commissaire des Droits de l’Homme) ;
- Aïcha Bah Diallo (Guinéenne, Ex-ministre de l’éducation en Guinée et Directrice de l’Education de Base à l’UNESCO) ;
- Martti Ahtisaari (Finlandais, ex-Président de la Finlande et Lauréat du prix Nobel) ;
- Mohamed El Baradei (Egyptien, Directeur-Général de l’Agence internationale de l’Energie Atomique) ;
- Salim Ahmed Salim (Tanzanien, ex-secrétaire général de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et ex-Premier Ministre de Tanzanie) ;
- Kofi Annan (Ghanéen, Président du comité, ex-secrétaire général des Nations-Unies).