Dr. Yves Ekoué Amaïzo
Directeur du Groupe de réflexion, d’action et d’influence « Afrology »
Le développement de l’Afrique ne peut qu’être l’affaire de tous les citoyens africains et non uniquement celle de quelques dirigeants africains.
1. Faut-il oublier les responsabilités individuelles des dirigeants africains ?
Quand l’autosatisfaction passe sous silence l’absence de lisibilité et de transparence dans les modes organisationnels de la création et de la distribution de la richesse sur le continent, il peut être difficile de penser une « autre Afrique ». Ce thème a fait l’objet du « premier forum africain de dialogue » organisé par l’Union africaine à Genève (27 mai 2009), lors de la célébration de la journée de l’Afrique. Sous le titre inquisiteur de « Le développement de l’Afrique : la responsabilité de qui ? », des responsables institutionnels africains et internationaux ont voulu témoigner de la volonté de réappropriation de la construction africaine par les Africains. Est-ce qu’ils ont convaincu ? La réponse reste mitigée au niveau de la grande majorité des populations africaines.
Paradoxalement, les représentants d’institutions africaines, régionales, internationales et du secteur privé sont pour la plupart des personnalités qui n’ont pas été élues par les populations africaines. Cela pose le problème de la démocratisation du processus de sélection des dirigeants africains en général, de ceux qui veulent s’investir dans une « nouvelle Afrique » en particulier.
Sur le développement de l’Afrique, des constats ont été faits, des approches proposées, des solutions dessinées, mais l’action reste circonscrite dans un cadre bien aseptisé des institutions inter-Etats où l’on passe sous silence les fautes et les erreurs passées et les responsabilités qui vont avec. Aussi, les responsabilités individuelles sont passées par pertes et profits alors que les responsabilités collectives ont laissé le goût amer du « personne n’est responsable puisque tout le monde est responsable ». L’évolution de l’Afrique depuis l’année de création de l’OUA en 1963 au même titre que les projections dans le futur d’une Afrique ont fait l’objet de remarques pertinentes dans des domaines aussi diversifiés que l’économie, la finance, l’industrialisation, le commerce multilatéral, l’emploi décent, la formation, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, le développement du secteur privé, les droits humains, la migration, l’aide, l’intégration régionale, la fin de la crise économique et le développement durable.
Le Président de la Commission de l’Union africaine, Jean Ping, a rappelé la détermination des Africains : « une nouvelle Afrique est possible, une Afrique qui refuse le misérabilisme et qui croit en ses atouts sur tous les plans, une Afrique consciente de ses défis mais déterminée à les relever ». Pourtant le nerf de la guerre a manqué car il n’a pas été vraiment question d’organiser une solidarité financière africaine qui aurait constitué le véritable signal d’une refondation des comportements et d’une renaissance africaine. En effet, la crédibilité des dirigeants africains passe par le financement sur des fonds africains des nombreuses propositions exprimées par les couches populaires. Celles-ci demeurent des priorités secondes quant elles ne sont tout simplement transmises pour financement sur des budgets des partenaires au développement. Cette dépendance vis-à-vis de l’aide liée et non prévisible vient limiter la porter des affirmations intempestives sur la réalité des alternatives endogènes par les Africains et pour les Africains.
Certes, des avancements concrets ont été évoqués ici et là sans pour autant que ceux-ci s’adressent finalement aux populations africaines. L’impression générale est celle d’une autojustification des actions des institutions présentes à ce Dialogue organisé par l’Union africaine. En réalité, la plupart des organisations internationales sont devenues des institutions de collecte d’informations, des laboratoires d’expérimentation grandeur-nature et des relais peu efficaces pour la diffusion des technologies négociées avec les populations. C’est donc bien le modèle du « haut vers le bas » annonçant la mise en œuvre de projets et programmes au nom des populations qui pose problème.
Pourtant une grande partie de l’Afrique bouge et avance. Cette agitation n’est pas toujours synonyme de performance ou d’efficacité. Poser le problème de l’efficacité est souvent un sujet tabou puisqu’une certaine culture africaine considère qu’il ne faut surtout jamais identifier les responsabilités individuelles. L’anniversaire de la journée de l’Afrique n’est en définitive fêté que par un club fermé, ceux qui se présentent comme des acteurs du développement de l’Afrique. Ce ne sont pas les seuls. Les voix des représentants des organisations de la société civile africaine (OSCA) n’ont pas été audibles. Celles-ci étaient absentes et certaines n’ont été invitées qu’à la dernière minute, comme s’il s’agissait de figurants. Elles ne pouvaient donc pas partager leur réalité dans le cadre d’un véritable dialogue inclusif. Il faudra éviter à l’avenir de formaliser l’état de lieu de la palabre africaine uniquement avec des acteurs du développement ne représentant qu’eux-mêmes. Revisiter la responsabilité individuelle de chacun des acteurs permettrait de mieux peser les chances de réalisation des annonces faites au public.
2. Corruption, absence de lisibilité et perte de confiance
Selon le Baromètre mondial de la corruption 2009 publié par Transparency International (TI), l’Afrique, au même titre que le monde, souffre d’une perte de confiance massive dans les institutions comme dans les entreprises. Les pays signalés comme les plus affectés par la corruption se retrouvent en Afrique, notamment le Cameroun, le Liberia, l’Ouganda, la Sierra Leone. Les partis politiques, la police et la justice reviennent souvent comme les trois principaux secteurs de déviation d’une corruption endémique en Afrique. Plus de la moitié des populations au plan mondial estime que les actions des gouvernements en matière de lutte contre la corruption se révèlent inefficaces dans les pays africains avec l’exception notable de Maurice.
Aussi, si l’on devait s’interroger sur la question des progrès réalisés en Afrique depuis 1963 pour assurer une meilleure démocratisation et sécurisation de la stabilité d’un pays, il faut se rendre à l’évidence que sur les trois secteurs mentionnés, l’Afrique n’a pas vraiment progressé depuis les années 1960. L’Afrique aurait même régressé en termes d’éthique et de valorisation des valeurs morales dans les affaires. Il est vrai que le refus de l’impunité, le respect des droits humains, l’observation scrupuleuse des processus électoraux, la liberté des médias et la liberté d’entreprendre ont progressé dans certains pays africains, notamment le Ghana et le Cap Vert.
Mais ils sont encore trop nombreux les pays africains où les progrès sur papier peuvent être constatés alors que les réalités sur le terrain sont souvent intolérables et sont régulièrement passées sous silence. Toutefois, la pérennisation de la corruption prononcée, ici et là en Afrique, tend à remettre en cause la responsabilité individuelle des gouvernants et la légitimité de ceux qui affirment représenter le peuple. L’Afrique des dirigeants actuels a du mal à laisser une génération d’hommes et de femmes nouveaux, imprégnés d’humilité, organiser le futur de l’Afrique, une autre Afrique.
En réalité, ils sont nombreux ceux qui comptent sur l’impunité, mais aussi les organisations internationales et régionales pour se refaire une virginité politique. Avec le Président américain, Barack Obama, il semble que l’appui politique et l’aide des Etats-Unis ne seront octroyés, dorénavant et de manière rétroactive, qu’en fonction d’une nouvelle conditionnalité : le niveau de responsabilité individuelle des gouvernants africains. Au-delà de la crise économique actuelle, c’est cette dilution de la confiance dans les dirigeants africains qui pose le problème de la vision d’une « autre Afrique » par ceux qui ont contribué à forger l’actuelle Afrique.
Malgré l’attrait des investisseurs et de la Diaspora pour le continent, les réticences sont multiples. En guise d’exemple, il est de plus en plus difficile de lever des fonds en Afrique ou en dehors de l’Afrique pour des projets africains lorsque la garantie de l’Etat ne joue pas. Les dirigeants africains, en renforçant la bureaucratie au lieu et place de la démocratie, de la réduction de la fiscalité et de la transparence dans l’environnement des affaires, ont oublié d’organiser leur lisibilité. C’est donc bien l’environnement institutionnel, légal et humain en Afrique qui rend opaques et indirectes les conditions de soutien à une « nouvelle Afrique ».
3. Perception du risque, déresponsabilisation et partenariat déviants
La perception du risque Afrique, amplifiée par certains médias, est simplement élevée et la compétition mondiale tend à diriger les fonds disponibles vers les marchés les plus sécurisés, attractifs et pas nécessairement les plus rentables. Aussi, l’asymétrie dans l’information disponible sur l’Afrique est proportionnellement égale à la capacité de destruction des forces vives du changement et de neutralisation des ressources humaines y compris celles de la Diaspora.
La simplification des procédures et des règles d’organisation pour le citoyen africain comme pour la Diaspora n’a guère progressé. Au contraire, c’est comme si la rigidité des principes, la modification intempestive des textes fondamentaux tels les coups d’Etat constitutionnels orchestrés par certains chefs d’Etat du continent ainsi que l’usurpation et la concentration des pouvoirs finissent pas faire de l’Afrique un continent qui a besoin de se libérer de ses pesanteurs traditionnelles. Tous ces problèmes ont en définitive comme origine une certaine conception erronée de la création et de la distribution de richesse fondée sur l’usurpation, la prédation et le gain facile. Cela se fait souvent en partenariat avec une classe d’affairistes occidentaux, incapables de soutenir la concurrence et la compétition asiatique et demain latino-américaine et proches des exécutifs occidentaux. C’est cela qui explique l’aversion pour la complexité du processus de développement des capacités productives et la préférence pour les échanges commerciaux dans la création de valeurs ajoutées.
La hiérarchisation pyramidale des pouvoirs contribue à museler les initiatives décentralisées voire autonomes. Alors, en réponse à la difficulté des dirigeants à servir honnêtement les populations africaines, une société du spectacle, une société de l’honorabilité formelle, une société du mépris de « ceux d’en bas » par « ceux d’en haut » a graduellement pris forme en Afrique. Ceux qui détiennent le pouvoir ne remplissent pas toujours les missions de développement. Ils se réfugient dans la fatalité et parfois la médiocrité pour se satisfaire des progrès minimalistes qui font office de satisfécits abondamment diffusés par les médias d’Etat ou ceux servant de propagande et parfois de désinformation à l’étranger.
Pour que « l’autre Afrique » émerge, alors il faudra nécessairement se débarrasser du complexe de la dépendance. Il faut aussi en finir avec le monologue des autocrates africains qui oublient qu’ils sont au service des populations, si celles-ci le veulent bien. Encore faut-il qu’elles puissent voter librement et ne pas voir les résultats du vote s’inverser en faveur du pouvoir en place, ceci par la volonté de l’armée.
L’influence devient un plaidoyer qui prend alors la forme d’un appel à un dépassement de soi pour convaincre aussi la communauté internationale, l’Europe en particulier, d’arrêter de faire bon ménage avec les féodaux et roitelets africains uniquement parce que ces derniers acceptent de les servir, tant en Afrique qu’à l’international. L’Europe doit cesser de légitimer des Africains qui n’aident pas les populations locales et servent en priorité les intérêts de l’Europe. En cela, cette complicité des « intérêts bien compris » a permis artificiellement de ralentir l’avènement de « l’autre Afrique ». Les responsabilités sont donc bien partagées mais le peuple africain n’est pas fautif. En paraphrasant Aimé Césaire, on ne peut « rapetisser les droits humains et économiques » en Afrique ou avoir une conception spéciale à savoir « étroite, parcellaire, partielle et partiale » uniquement pour l’Afrique. Une telle conception réductionniste est simplement raciste et déshumanisante. Le mimétisme non productif des pratiques importées doit prendre fin si l’on parle d’une « autre Afrique ». C’est en filigrane la foi dans les valeurs de la culture nègre, celle de l’universalité humaine, qui n’a pas véritablement émergé lors de la journée de l’Afrique de 2009. Mais alors, parle-t-on tous de la même « autre Afrique » ?
De fait, c’est plutôt de déresponsabilisation des dirigeants africains dans les arbitrages stratégiques sur laquelle il convient de s’appesantir avec comme thème les causes et remèdes du mal-développement de l’Afrique. Sur ce dernier point, les responsabilités sont largement partagées avec ceux qui font commerce et vivent de la pauvreté et du mal-développement de la grande majorité des Africains. Les fonds affectés pour faire semblant de traiter une Afrique malade que l’on maintient sous perfusion de la dépendance économique, pourraient, aux yeux de l’histoire, ne plus relever du délit, mais du crime car il s’agit en fait de non-assistance à un continent spolié. Face aux résultats mitigés sur le terrain, le manque-à-gagner financier lié aux erreurs d’arbitrages stratégiques a des conséquences tragiques pour les populations même si les médias ne mettent que le misérabilisme en lumière au lieu de se consacrer à identifier les origines des problèmes et les acteurs qui les font perdurer. Ce manque-à-gagner affecte d’ailleurs aussi négativement les budgets des Etats alors que rien n’empêche de soutenir directement l’amélioration du sort des populations en organisant des processus de contournement des Etats irresponsables, grands prédateurs des richesses nationales et des aides internationales. Le partenariat avec les corrupteurs venus d’ailleurs pose la question de l’utilité de l’aide au développement, devenue un mode commode de transfert de ressources du nord vers le nord et un transfert de responsabilités du nord vers le sud. Pour renforcer l’autorité de l’Union africaine et des structures supranationales africaines, il devient urgent de renforcer leur légitimité.
4. Faut-il démocratiser l’Union africaine ?
La vraie question, celle qui relève plus de la réforme des organisations internationales et régionales, est la suivante : ne faudrait-il pas simplement supprimer certaines institutions qui s’éloignent des mandats qui sont les leurs en demandant aux populations africaines de rappeler démocratiquement et dans la transparence si elles ont réellement bénéficié des services offerts ? De même que certains intermédiaires ont été graduellement supprimés dans la chaîne de production et de commercialisation des produits non transformés pour soutenir un commerce équitable, de même, l’Afrique de 2009 doit se demander si certaines institutions bilatérales, sous-régionales et internationales sont toujours du côté de la solution au problème du mal-développement durable ou si elles ne sont pas devenues avec le temps, au même titre que l’aide liée, une partie du problème du mal-développement des Africains. En effet, ces institutions sont devenues expertes en palabre et en constats tout en devenant de moins en moins lisibles sur la diffusion effective de la technologie et du savoir-faire vers les populations africaines. Il y a manifestement là un déni de responsabilité individuelle puisque personne n’a jamais été sanctionné pour n’avoir pas rempli son mandat.
La légitimité populaire, et par corollaire, la démocratisation de l’Union africaine, devrait nécessairement figurer à l’ordre du jour de la journée de l’Afrique en 2010. A défaut, ce n’est manifestement pas ainsi que l’Organisation de l’Unité africaine créée en 1963 pourra enfin toucher au sujet tabou de la levée partielle de l’intangibilité des frontières afin d’organiser graduellement et volontairement son intégration. Cela passe par la fin des protectionnismes commerciaux au niveau national, la fin des coups d’Etat militaires, civils, constitutionnels ou de palais et des exactions perpétrées par des individus dotés d’armes s’arrogeant tous les droits sur des parcelles de l’Afrique.
La crédibilité de l’Union africaine et son autorité en matière de création de mieux-être pour les populations sont en train d’être remises en cause face à l’actualité brulante du continent. Le manque de soutien décentralisé de la communauté internationale relève aussi d’un manque de franchise qui laisse perplexe sur la valeur de l’être africain en comparaison à son homologue occidental, asiatique ou latino-américain.
Construire « l’autre Afrique » suppose d’abord une critique sans états d’âmes de la façon dont l’économie africaine a été construite jusqu’à nos jours. Faire l’économie de cela pour des raisons de commodités et de convenances n’est certainement pas la voie la plus avisée pour repenser un développement endogène et écologique. Une autre Afrique suppose d’organiser la lisibilité des stratégies et des pratiques africaines. YEA.
Notes :
Transparency International, Baromètre mondiale de la corruption 2009, visité le 8 juin 2009 sur <http://www.transparency.org/news_room/in_focus/2009/gcb2009>
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence africaine, Paris, 1955, p. 13.
Yves Ekoué Amaïzo (sous la coordination de), [intlink id=”173″ type=”post”]L’Afrique est-elle incapable de s’unir ? Lever l’intangibilité des frontières et opter pour un passeport commun[/intlink], avec une préface de Prof. Joseph Ki-Zerbo, collection «interdépendance africaine », éditions l’Harmattan, Paris, 2002, 664 pages.
Franklin Cudjoe et Alhassan Atta-Quayson, « Le mirage de l’Union africaine. Quels obstacles empêchent les Africains de prendre au sérieux l’institution au sérieux ? », in Un Monde Libre, 6 juin 2009, visité le 8 juin 2009 sur <http://unmondelibre.org/Cujoe_Atta-Quayson_mirage_UA>